Une image vaut mille mots? Intervention policière et caméras portatives
La multiplication des technologies permettant la captation photographique et vidéo, au courant des dernières décennies, n’est pas sans impact sur le travail policier. Si la majorité des citoyens sont maintenant dotés de téléphones cellulaires, de plus en plus d’organisations policières équipent leurs policiers de dispositifs permettant de filmer leurs interventions.
Parmi celles-ci, les caméras portatives (ou corporelles) sont parfois présentées comme miraculeuses, puisque certaines études ont trouvé que leur présence pouvait modifier le comportement des personnes filmées et générer une preuve très convaincante permettant de trancher plus rapidement des dossiers litigieux (1). La caméra portative pourrait bien être le « témoin » qui manquait pour changer les choses…
Mais toute nouvelle technologie doit faire l’objet de discussions nuancées afin de comprendre si ses qualités ne viennent pas avec des défauts. Par exemple, les caméras portatives n’amènent pas toujours des réponses à nos questions : il suffit de visionner un enregistrement de plusieurs minutes montrant des avant-bras ou un plafond pour comprendre qu’elles ne sont pas toujours très claires. Les images de caméras portatives sont-elles toujours utiles pour trouver la vérité?
Les mécanismes psychologiques et cognitifs derrière l'interprétation de l'image.
Alors que l’admissibilité de la preuve devant le tribunal est soumise à l’équilibre entre sa capacité à démontrer un fait (sa pertinence) et son caractère préjudiciable (la possibilité qu’elle puisse induire un biais dans la prise de décision), la preuve visuelle demeure particulièrement susceptible de créer un préjudice. La recherche scientifique a notamment permis d’identifier plusieurs mécanismes psychologiques et cognitifs liés à l’interprétation des images.
Ces constats nous invitent à faire preuve de vigilance et à tenir compte des limites associées à l’interprétation de l’image. D’abord, les émotions apparaissent comme un élément important lié au risque de préjudice. Les images peuvent susciter des réponses cognitives et émotives fortes, parfois comparables à celles vécues face à des événements réels. Ces émotions peuvent être un véhicule d’information et ainsi avoir un effet persuasif.
Par exemple, la peur et la colère éprouvées en visionnant un enregistrement vidéo pourraient être interprétées comme un signe de danger ou un indice de culpabilité (2).
Les éléments visuels permettraient également de donner un sens à l’information présentée en faisant appel à la logique associative, un mécanisme inconscient. L’image pourrait donc avoir un effet de persuasion sur les juges ou jurés en leur permettant de faire des liens entre ce qui est vu et des concepts ou de l’information déjà acquise.
Selon l’étude expérimentale de Smith et Shaffer (3), lorsqu’elles sont en accord avec le message véhiculé, leur vivacité rendrait effectivement les images plus persuasives. Une image correspondant à la thèse proposée par la poursuite pourrait donc favoriser un verdict de culpabilité. Les caractéristiques techniques de l’image pourraient aussi influencer leur interprétation.
Des études qui se sont intéressées à l’interprétation d’images vidéo (comme les enregistrements d’interrogatoires ou de témoignages, par exemple) indiquent que l’angle de la caméra peut avoir un effet sur la compréhension de ceux qui les visionnent. Plus particulièrement, les confessions seraient perçues comme plus véridiques lorsque l’angle de la caméra est centré sur le suspect uniquement (plutôt que l’interviewer ou à parts égales sur le suspect et l’interviewer) (4).
Aussi, Lassiter et Irvine (5) ont trouvé que, lorsque la caméra est dirigée vers le suspect, la confession est moins perçue comme obtenue par la force. Enfin, dans une autre étude menée par Lassiter (6), les répondants étaient plus nombreux à déclarer un suspect coupable lorsque la caméra était dirigée directement vers lui. Des instructions données par le juge quant au possible effet des images n’ont pas permis d’éliminer ce biais de perspective.
Les images de caméras portatives: que sait-on et que doit-on savoir?
L’adoption des caméras portatives dans les services policiers s’est largement popularisée au courant des dernières années. Bien que moins nombreuses qu’aux États-Unis, plusieurs organisations policières canadiennes ont fait l’essai des caméras et certaines, comme le Calgary Police Service, les ont aujourd’hui incorporées à leurs uniformes. Les chercheurs ont pris un intérêt certain à en évaluer les effets sur les comportements des citoyens et des policiers, indiquant des effets parfois positifs. Les études sur le recours aux images de caméras portatives se font toutefois moins nombreuses du côté des tribunaux et des médias. Deux aspects sont toutefois importants à considérer.
D’abord, quels sont les impacts des caméras sur les processus judiciaires et déontologiques? Ensuite, comment leurs images sont-elles interprétées? La perspective des caméras portatives est particulière en ce qu’elle présente les événements à la première personne, ce qui a le potentiel d’influencer l’interprétation des images. Ce constat est d’autant plus pertinent qu’une certaine attente est associée à ces appareils en matière de production de preuves lors de la commission de délits par les citoyens ou encore dans les cas d’utilisation controversée de force policière. Quelques études ont déjà permis de mieux comprendre comment les images de caméras portatives influencent les perceptions de ceux qui les visionnent.
Notamment, une étude récente (7) indique que le visionnement d’images de caméras portatives, à la suite d’une fusillade, est associé à une plus grande perception que la réaction d’un policier est injustifiée et que ce dernier devait être accusé. Dans une autre étude, les policiers présentés sur des images de caméras portatives seraient perçus comme ayant une intentionnalité plus faible que sur des images de caméra de tableau de bord (8). Cette différence pourrait être associée à la prépondérance du policier sur l’enregistrement : les images de caméras portatives présentent généralement moins bien le policier, comparativement aux images de caméras de tableau de bord.
Une étude québécoise (9) visait aussi à déterminer l’influence de la perspective de la caméra sur l’interprétation d’une intervention policière. Les chercheurs ont présenté à deux groupes de répondants (des étudiants universitaires et des candidats à la fonction policière) une intervention policière captée au moyen d’une caméra portative et d’une caméra de surveillance. Leurs résultats indiquent que le premier groupe ne présente pas de biais de perspective (leurs perceptions sont les mêmes, peu importe la prise de vue), mais que la perception des candidats à la fonction policière varie selon la perspective de la caméra.
Selon les auteurs, ce biais de perspective des apprentis policiers pourrait s’expliquer par une influence sur la perception de la distance entre 44 | REVUE CRDP | Volume 9 No 1 – 2020 les policiers et les autres éléments de la scène. Ces résultats suggèrent donc que l’interprétation des images de caméras portatives peut être modérée par certaines caractéristiques personnelles. Enfin, considérant l’impact potentiel des représentations médiatiques sur l’opinion publique face à la police, l’influence de la manière et du contexte où ces images sont présentées dans les médias mérite d’être également interrogée. Toutefois, ces questions demeurent très peu étudiées. Une rare étude est en cours à l’Université de Montréal (10).
Un enregistrement vidéo montre un reporter présenter la vidéo d’une intervention controversée selon deux tons : le premier favorable à l’intervention et le second défavorable au travail des policiers. Les résultats suggèrent que le ton du reporter n’a pas d’impact sur l’opinion face à l’intervention. Toutefois, l’opinion quant à l’exactitude de l’information présentée par le journaliste est plus mitigée lorsque le ton du reportage est défavorable aux policiers : les répondants à qui on présente un reportage biaisé sont plus nombreux à croire qu’on ne leur dit pas tout. D’autres études devront toutefois être menées pour mieux comprendre comment la présentation d’images de caméras portatives dans les médias influence les perceptions et les réactions des citoyens.
Conclusion
Les chercheurs Lee Ross et Andrew Ward ont qualifié de « réalisme naïf » la croyance que nos sens nous permettent de voir le monde tel qu’il est réellement. Bien que le recours de plus en plus fréquent aux technologies visuelles comme les caméras portatives nous permette aujourd’hui d’avoir accès à une quantité imposante d’information, la prudence est de mise, car nos sens ne sont pas infaillibles. La recherche scientifique continuera sans doute à nous en apprendre davantage sur l’influence des images sur notre compréhension de l’intervention policière.
En ce qui concerne les caméras portatives, les chercheurs devront certainement continuer d’évaluer quels sont leurs impacts sur le déroulement du processus judiciaire, mais aussi l’impact de la médiatisation des images sur la légitimité de la police.