L’enregistrement d’une intervention à l’aide du cellulaire personnel: avantage ou inconvénient?
Depuis plusieurs années, les projets pilotes concernant le port et l’utilisation de caméras corporelles pour nos policiers se succèdent, sans toutefois être concluants en raison de nombreuses considérations légales et administratives qui limitent leur utilisation généralisée. Néanmoins, en réponse notamment au phénomène du Cop Watching selon lequel les interventions policières sont très souvent – voire systématiquement – filmées par le public, plusieurs de nos membres désirent enregistrer leurs interventions policières à l’aide de leur cellulaire personnel.
Le droit de procéder à un tel enregistrement et l’utilisation subséquente qu’en fait son auteur sont toutefois soumis à de nombreuses balises légales ou considérations administratives et personnelles qui doivent être considérées par ce dernier. Comme vous pourrez le constater à la lecture du présent article, si l’enregistrement d’une intervention par un policier dans l’exercice de ses fonctions n’est généralement pas interdit par la loi, il est toutefois encadré par plusieurs principes et pourrait générer plusieurs inconvénients pour son auteur, notamment d’éventuelles sanctions disciplinaires, déontologiques ou criminelles.
1. Enjeux relatifs aux droits fondamentaux des individus
La Loi sur la police (1) (ci-après la « LP ») n’interdit pas explicitement à un policier d’utiliser son téléphone personnel lors de l’exécution de ses fonctions. En théorie et sous réserve des enjeux non limitatifs indiqués au présent article, un policier peut tout autant procéder à un enregistrement qu’un citoyen.
Néanmoins, l’opportunité de filmer ou non une intervention par un policier doit être analysée non seulement en fonction du contexte factuel propre à chaque situation, mais également en considérant les droits fondamentaux des individus, notamment le droit à la vie privée et à l’image, ainsi que les droits assurant une défense pleine et entière. Notamment, mais sans limiter la généralité de ce qui suit, un policier devra nécessairement analyser l’expectative de vie privée d’un individu avant de procéder à un enregistrement.
Cette expectative est évidemment plus importante à l’intérieur d’une résidence privée qu’elle ne peut l’être sur la voie publique, à titre d’exemple. Par ailleurs, cet enregistrement pourrait devenir un élément de preuve devant obligatoirement être remis au défendeur ou à l’accusé dans le cadre d’une procédure criminelle ou pénale. La remise immédiate de l’enregistrement pris par le policier auteur serait alors obligatoire non seulement à l’étape des procédures, mais également à l’étape de l’enquête.
Par conséquent, le policier devrait remettre le plus rapidement possible un tel enregistrement et en assurer l’intégrité. Le droit à l’image des individus filmés pourrait aussi être invoqué advenant l’hypothèse où ladite vidéo était diffusée ou publiée par le policier en question. Le cas échéant, outre le fait qu’il briserait sans doute son serment de discrétion, le policier s’exposerait à d’éventuelles poursuites civiles par les individus visés ou leur succession (3).
L’enregistrement ne devrait conséquemment être utilisé qu’à des fins judiciaires. D’ailleurs, un enregistrement ne respectant pas les droits des individus ou les directives pourrait mener à des sanctions civiles, administratives, disciplinaires, déontologiques ou criminelles, comme nous l’aborderons subséquemment.
2. Les risques de sanctions administratives et/ou disciplinaires
D’abord, malgré l’absence d’interdiction explicite, certaines dispositions de règlements disciplinaires, notamment le Règlement sur la discipline interne des membres de la Sûreté du Québec (4), ou de politiques administratives pourraient être interprétées par un corps policier comme interdisant le port et l’utilisation du cellulaire au travail, justifiant par conséquent l’imposition d’une mesure administrative ou disciplinaire.
À titre d’exemple, dans l’affaire Ville de Trois-Rivières et Association des policiers et pompiers de la Ville de Trois-Rivières inc. (5), la Ville avait imposé une suspension de cinq jours à un policier qui avait pris l’initiative de filmer, à l’aide de son téléphone cellulaire personnel, une scène de crime dans l’objectif de préserver certains éléments de preuve. La Ville alléguait essentiellement que le policier avait enfreint plusieurs politiques et directives, notamment en ayant sur lui son téléphone cellulaire et en l’utilisant pour filmer une scène de crime et une victime. Le Tribunal a ultimement annulé la suspension imposée au policier intimé en rejetant essentiellement les prétentions de la Ville.
La preuve avait démontré que le policier en question avait simplement jugé opportun de filmer un événement imprévu et instantané, sans qu’il n’ait facilement accès à une caméra règlementaire. Par ailleurs, l’enregistrement n’avait pas nui à l’exécution des fonctions du policier ni déconsidéré l’image du service puisque le policier visé avait remis promptement les enregistrements aux enquêteurs au dossier. Même si la suspension a finalement été annulée par le tribunal, les principes découlant de cette décision pourraient être applicables aux membres policiers et le risque d’encourir une mesure disciplinaire pour l’utilisation du cellulaire personnel demeure réel, particulièrement si cette utilisation devient une pratique courante.
Notons également qu’un service de police pourrait imposer une sanction pour l’utilisation subséquente fautive d’un enregistrement, notamment si celui-ci n’était pas remis aux enquêteurs, ou bien s’il était diffusé publiquement. À cet égard, le policier s’expose également à d’autres types de procédures, notamment criminelles, selon les circonstances.
3. Les enjeux de droit criminel ou pénal
L’enregistrement audio ou vidéo obtenu par un policier lors d’une intervention menant à des accusations criminelles ou pénales contre un individu devient par le fait même une preuve au sens du Code criminel. À cet égard, plusieurs éléments nécessitent une réflexion. D’abord, dans le cadre d’une telle procédure, l’intégrité, l’intégralité, l’authenticité et la fiabilité de l’enregistrement devront toutefois être démontrées lors d’un éventuel procès.
Par voie de conséquence, le policier ayant filmé une intervention devra nécessairement en fournir une copie aux enquêteurs éventuels au dossier ou au procureur attitré à celui-ci, le cas échéant, afin de permettre de préserver la chaîne de possession. En outre, l’omission de transmettre une telle preuve pourrait mener à des poursuites criminelles, déontologiques ou disciplinaires, notamment pour entrave à la justice ou pour non-respect des procédures. Il est aussi pertinent de souligner que le téléphone personnel du policier pourrait éventuellement être saisi et conservé par les enquêteurs au dossier afin notamment d’assurer l’intégrité de la preuve.
Conclusion
Pour toutes les raisons mentionnées précédemment ainsi que d’autres considérations légales, les membres policiers devraient faire preuve de prudence avant de procéder à l’enregistrement vidéo d’une intervention. Non seulement ils s’exposent à de possibles citations disciplinaires, mais en fonction des circonstances, l’enregistrement en question peut aussi mener à des poursuites déontologiques et même criminelles. Sans oublier les éventuelles poursuites civiles, fondées ou non, qui pourraient être intentées par un individu à la suite d’une atteinte à ses droits fondamentaux, notamment à son droit à la vie privée et à l’image.
L’opportunité de procéder à un enregistrement est sujette à l’analyse du contexte factuel particulier de chaque situation. Le cas échéant, le policier auteur devrait s’acquitter de ses obligations concernant la transmission et la conservation de cette preuve. En outre, le policier devrait informer les enquêteurs et procureurs au dossier de l’existence d’une telle vidéo et doit également être conscient de la possibilité que son téléphone soit saisi pour une période donnée. Finalement, sans qu’il n’existe, pour le moment, de balise explicite interdisant l’utilisation du cellulaire dans l’exercice des fonctions policières, les risques et inconvénients qui sont rattachés à cette utilisation nous semblent importants et nous ne pouvons recommander de manière unilatérale et sans nuance cette pratique.
Conséquemment, il semble nécessaire que nos membres policiers désirant utiliser leur téléphone cellulaire personnel afin de filmer une intervention fassent usage de grand jugement avant de procéder à un tel enregistrement. Soyez prudents!